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La catégorie de l'incident
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La planification des situations d'apprentissage
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Le nom donné à l'incident
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Classe multiniveau et en milieu carcéral
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Le contexte social
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Femmes adultes en milieu carcéral, provenant généralement de milieux socio-économiques défavorisés, non-francophones (immigrantes, anglophones, Amérindiennes, etc.). Environ la moitié de la classe est en purgation de peine d'une durée de deux ans ou moins. L'autre moitié, en attente d'un jugement, est accusée de délits plus graves, dont les peines peuvent dépasser deux ans. L'enseignant n'a pas accès aux dossiers judiciaires des étudiantes, mais il en entend parler ça et là, de la part des étudiantes elles-mêmes, des autres enseignants ou des agents correctionnels. L'âge des étudiantes va de 18 ans à 55 ans, mais la plupart sont dans la vingtaine ou dans la trentaine. Certaines d’entre elles participent à un programme de réinsertion sociale et travaillent sur place, à la buanderie ou à la cuisine.
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Le contexte scolaire
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Cours de francisation pour adultes de la Commission scolaire de Montréal, en milieu carcéral. Les étudiantes s'inscrivent au cours pour différentes raisons : mieux communiquer en français avec le personnel de la prison, rendre leur séjour en prison plus intéressant, profiter de leur temps de détention pour faire quelque chose qui leur sera utile à leur sortie de prison, recevoir une compensation monétaire qui leur est garantie par la présence au cours (la somme de 1,5$ par heure est symbolique mais très appréciée et c'est pour que les étudiantes puissent s'acheter des petites choses au dépanneur de la prison). Le cours se donne deux fois par semaine, trois heures à la fois. La salle de classe est sous surveillance permanente (visuelle et auditive) d'un agent correctionnel, mais, en réalité, l'agent ne surveille pas en permanence et n’intervient que si on l’appelle (l'enseignant dispose à cet effet d'un bouton d’urgence, que j'ai utilisé une fois pour mettre fin à un règlement de compte survenu dans ma classe… sauf qu’il ne fonctionnait pas!…).
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Le programme
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Français de base
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Le niveau d'enseignement
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Secondaire IV, V
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Le groupe classe
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Comme il s'agit d'une classe à rentrée continue, le portrait de la classe change constamment. Il y a dix-huit étudiantes. Une dizaine sont au niveau débutant (1 et 2), quelques unes aux niveaux intermédiaire (3 et 4) et avancé (5 et 6). Il y en a toujours au moins une au niveau français écrit (après le niveau 6), et pour que ça soit vraiment multiniveau, il y a, en général, deux étudiantes francophones en alphabétisation. Pour compléter le tableau, quelques étudiantes souffrent de troubles d'apprentissage liés à des problèmes de toxicomanie, et pour faire contraste, il y en a qui sont très scolarisées et apprennent plus rapidement que la moyenne des gens. Également, il y a un phénomène de «gang» qui nuit quelquefois au bon déroulement du cours.
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La situation ou la circonstance entourant l'incident
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Ça faisait plusieurs mois que j'enseignais et que j'étais insatisfaite de l'enseignement individualisé que la direction me conseillait fortement d'appliquer, car c'est ce mode d’enseignement qui convient le plus aux classes multiniveau et au milieu carcéral, dans toutes les matières. Tout au long de la séance, chaque étudiante faisait le travail que j'avais préalablement préparé pour elle et je circulais pour faire de l’enseignement individuel, en petit groupe , et plus rarement, en grand groupe. L’avantage principal de cette façon de faire était que je pouvais personnaliser le matériel, l’enseignement et la rétroaction. Également, cela me permettait de faire l’inscription et le classement des nouvelles étudiantes au début de chaque séance. Un autre avantage était que les activités d’écoute semblaient aller à merveille. Il y avait une feuille de route où l'étudiante devait cocher le travail fait et je corrigeais en vue de demander à l'étudiante de refaire le travail où il y avait eu trop d'erreurs.
Mais ce qui manquait, c'était la rétroaction immédiate de la compréhension orale, par exemple, lorsque le groupe classe écoute une chanson et que l’enseignant vérifie fréquemment la compréhension.
Quant aux activités de compréhension écrite et de production écrite des cahiers du programme, elles étaient inadéquates pour l'enseignement individualisé puisqu’elles exigeaient un enseignant-guide. Pour remédier partiellement à ce problème, j'ai commencé à utiliser la méthode complète Moi, je parle français, divisée en petite leçons de grammaire et de vocabulaire.
Cela fonctionnait bien, mais il y manquait la pratique et le transfert de ce vocabulaire et de la grammaire dans une situation de communication. Les étudiantes n’avaient pas d’occasion pour interagir dans le cadre d’une activité de communication.
De plus, des écarts de conduite étaient très fréquents. Les étudiantes dérangeaient constamment les unes les autres et parlaient souvent en anglais. Bien sûr, je leur permettais d’interagir à condition que cela soit en français et au sujet des leçons, mais elles ne respectaient pas ce règlement, sauf lorsqu’elles risquaient d’être expulsées du cours.
Après plusieurs mois dans cette classe, je reconnaissais les bienfaits de l'enseignement individualisé mais les désavantages me poussaient à modifier cette pratique.
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La réflexion
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J'avais l'impression que c'était à la fois ennuyant et inefficace d'apprendre une langue tout seul. Malgré les bienfaits du contenu d'apprentissage et de la rétroaction personnalisés, il manquait le dynamisme d'une classe. Comment respecter le règlement de parler toujours en français entre elles si les étudiantes n’ont jamais l’occasion d’être dirigées dans le cadre d'une activité en français?!
J'ai compris que le mode de fonctionnement qui m'a été imposé par la direction n’était pas adéquat pour l’enseignement/apprentissage d’une langue seconde. Alors, j’ai décidé d’essayer l’enseignement par les pairs dans des activités de compréhension et d’interaction orales, en groupe classe, durant la première moitié de la séance. Ce qui présentait un défi pour moi (qui avais très peu d’expérience à ce moment-là), c’étaient les sept niveaux et les deux programmes d’apprentissage dans une même classe.
Par peur de m’avancer sur trop de terrains inconnus à la fois, j'ai décidé d'adapter au contexte multiniveau et multi-programmes des activités qui avaient déjà bien fonctionné dans un autre groupe. Il fallait élargir chaque activité de sorte à donner une tâche à chaque étudiante, en respectant le plus possible les objectifs de son niveau et de son programme d’apprentissage.
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La description de l'action
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J'ai fait un exercice de phonétique, dont le but était de différencier les sons /eu/ et /ou/. D'abord, chaque étudiante a lu quelques mots de vocabulaire au tableau, en ordre croissant de difficulté, de sorte que les étudiantes des niveaux avancés lisaient en dernier lieu. L'étudiante en alpha était au tableau et servait de correcteur phonétique. Ensuite, je faisais de la division syllabique visuelle puis je demandais aux étudiantes avancées de le faire à leur tour, suite à la prononciation corrigée des autres étudiantes. Puis, j’ai effacé la dernière colonne et une étudiante du français écrit devait réécrire les mots, lus sur une feuille, par les débutantes. Après la lecture, elles faisaient une dictée trouée en équipe de deux. La dictée était conçue pour une équipe multiniveau: l’étudiante moins avancée lisait la partie plus difficile mais écrivait la partie plus facile. J’avais préparée deux versions de dictée: débutant-intermédiaire et intermédiaire-avancé. Lorsque les étudiantes ont terminé, elles ont réécrit les phrases complètes de la dictée au tableau et on les a corrigées ensemble.
La deuxième activité était un jeu de mémoire. En groupe de quatre, il fallait retourner deux cartes parmi les cartes étendues sur la table dans le but de retrouver deux cartes avec le même objet. À chaque fois, il fallait dire c'est un.../c'est une.., et si on était plus avancé, ça sert à... ça s'écrit... Dans chaque groupe, il y avait une étudiante avancé ou alpha, qui vérifiait la prononciation et qui devait, à l'aide des autres, écrire la liste de tous les objets et me la remettre à la fin. Je circulais et je soulignais les erreurs sur leurs feuilles. À la fin, j'ai fait un rémue-mininges pour revenir sur les difficulté et pour leur expliquer les phrases telles que C'est mon tour. C'est à toi. Vas-y. Ensuite, j’ai enseigné l’impératif en reprenant les phrases-consignes des deux activités comme exemple et en puisant dans les acquis des étudiantes.
TOUTES les étudiantes ont participé avec enthousiasme aux deux activités.
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Le résultat
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Efficace
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L'explication du sens de l'incident
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Cet incident est signifiant à mes yeux parce qu’il a déclenché un grand changement positif dans ma classe. Durant les deux activités (et les activités semblables qu’on a poursuivi dans d’autres séances), les étudiantes ont été expressives, drôles, joyeuses, détendues, et surtout, coopérantes!!! Le fait de les stimuler et de les amener à être «interactives» a fait augmenter leur motivation. À la pause, certaines étudiantes avancées m’ont dit qu’elles étaient fières de jouer le rôle d’une enseignante. Après l’incident, j’étais très satisfaite de moi et de mes étudiantes. J’avais plus de confiance en moi lorsque j’intervenais pour faire de la discipline. Par exemple, le règlement qui impose le français comme l’unique langue de communication avait plus de sens à mes yeux et j’avais plus de facilité à le faire respecter.
Je venais de relever le défi des premières activités multiniveau, ce qui m’a encouragé à continuer l’enseignement par les pairs et à le mettre de plus en plus en relation avec le contenu de l’enseignement individuel. Les leçons étaient plus signifiantes pour les étudiantes et le rendement de celles-ci s’était amélioré. La planification des cours était de loin plus longue, mais cependant, plus motivante pour moi. J’avais plus de plaisir à enseigner dans la nouvelle ambiance dynamique qui s’était instaurée.
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Les acquis
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J’ai été témoin de l’importance de l’interaction en langue seconde ainsi que de son impact positif sur la motivation et le rendement des étudiantes. Lorsqu’elle est bien dirigée et en relation avec toutes les autres parties du cours, l’interaction est le moment où les acquis se solidifient et font sens pour les étudiants. J’ai appris à construire des activités d’interaction multiniveau et à les adapter constamment au contexte de la rentrée continue. Ce contexte exige des variantes de chaque activité en fonction des niveaux présents à chaque séance.
J’ai appris que beaucoup d’ étudiants en milieu carcéral ont tendance à être renfermés et peu coopérants lorsqu’ils travaillent de façon autonome trop longtemps. De les mettre en groupe classe pour une activité améliore leurs relations interpersonnelles puisque les rôles qui leur sont assignés dans l’activité sont valorisants et inspirants à leurs yeux.
Enfin, comme c’était ma première classe (j’avais uniquement de l’expérience en monitorat à ce moment-là), cela m’a donné confiance d’avoir trouvé une façon de rendre plus agréable la lourde ambiance du milieu carcéral.
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Incident
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Incident déposé
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